Les paroissiens et les
amateurs de notre patrimoine Saint-Martinais l’auront peut-être
remarqué, notre église est caractérisée outre sa taille et la hauteur
originelle de sa flèche de clocher, par la présence de deux nefs.
La plus ancienne date du milieu du Moyen Age (XIe siècle) par endroits,
encore qu'il soit clair que des agrandissements et des modifications
ont eu lieu postérieurement, tandis que l’autre date du XVIe (1515 est
une date avancée selon certaines sources, mais on a des indices que
cette nef est constituée d’un réemploi de matériaux préexistants, ce
qui fait que sa datation exacte est incertaine).
L’ancienne nef a un retable dédié à Saint-Martin, comme l’indique la dédicace de la paroisse (Saint-Martin aux Buneaux).
La nouvelle nef est dédiée à la Sainte Vierge, comme le montre le tableau de l’autel.
Cependant, il existe sur le retable de la nef Saint-Martin une
inscription “VENITE ADOREMUS” qui est tirée d’une composition “Adeste
Fideles” qui date du XVIIe siècle (on parle du Roi Jean IV du
Portugal) ou plus tôt de Saint-Bonaventure (au XIIIe siècle). Ce
texte évoque bien entendu le Christ et non Saint-Martin.
Retable de la nef Sud, à gauche Saint-Martin, à droite Saint-Jean Baptiste.
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Associée au D.O.M Deo Optimo Maximo - une maxime typique des bâtiments
cultuels de la Renaissance qui s’inspire des inscriptions des monuments
dédiés au culte impérial de la Rome antique, elle ne concerne donc pas
Saint-Martin ce qui constitue un conflit certain. D’autre part, la
présence du tableau de la Charité de Saint-Martin et de la Statue de
Saint-Martin à gauche - s’il s’agit bien de lui - crée une dissymétrie
qui est peu courante en ornementation. Saint-Martin serait en quelque
sorte représenté deux fois, sur le côté et au centre. Il est plus
probable que le tableau de la Charité est venu remplacer autre chose
dont nous n’avons pas trace.
Heureusement, il existe d’autres moyens de déterminer exactement la dédicace de chaque nef.
Les chrismes ou monogrammes nous permettent de savoir précisément à qui la nef était dédiée.
Les plus évidentes sont celles des ferrures ornementales des portes de chaque nef.
Le Monogramme ou Chrisme de la nef Sud
Chrisme de la nef Sud (photographie de l’auteur).
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Ce monogramme est un chrisme, c’est-à-dire l’acronyme du Christ. Il se décode de la façon suivante.
Nous voyons les lettres
X P A W
Chi Rho Alpha Omega
Lesquelles sont inscrites dans un cercle.
En matière religieuse, XP constitue l'abréviation en grec du Christ : CHRISTOS qui s’écrit XPICTOC
Avec l’alpha et l'oméga, qui sont la première et dernière lettres de
l’alphabet, il indique la totalité qui est souvent reprise dans
l’expression française “l’alpha et l'oméga” d’une chose ou d’une idée.
Enfin couplées au X et au P, cela donne le verbe APXW, qui signifie “Je dirige, je commande” (le monde).
Le monde (ou l’univers) est symbolisé par le cercle dans lequel s’inscrivent ces lettres.
Ce cercle figure souvent dans les chrismes anciens.
Pièce britannique en or du IVe siècle avec chrisme dans un cercle.
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Les trois feuilles (dont la variété n’est pas encore identité,
peut-être s’agit-il de gui en apparence) symbolisent de façon très
probable la Trinité. S'il agit bien de gui, le symbole trinitaire
devient alors aussi celui de l’immortalité.
Il faut cependant signaler que le chrisme n'est pas au départ un
symbole christique. Il s‘agit du “labarum”, l’insigne impériale
(fanion) portée au nom de l’Empereur Constantin, qui est bien
antérieure au symbole du Christ.
Dans le cas du labarum, les lettres X et P étaient les deux premières
d’un autre mot, XPHCTOC (chrestos) qui signifie “de bon augure”.
Constantin s’étant converti au Christianisme, il a été facile et
évident de passer de “chrestos” à “christos”. Signalons encore que le
labarum en tant que fanion impérial prédate Constantin, mais que cet
empereur romain lui a attribué un pouvoir surnaturel d’exaucer son
souhait de victoire contre son rival Maxence en 312 après J.-C,
victoire à la suite de laquelle il se convertira au Christianisme.
Labarum de Constantin ; les
trois besans seraient le symbole d’un alignement parfait de trois
planètes (Mars, Saturne et Jupiter) apparu dans le ciel la veille de la
bataille. Cet alignement, corroboré par l’astronomie, aurait été perçu
par Constantin comme un signe favorable.
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Il peut également s’agir d’un autre monogramme christique, le
staurogramme qui lui est composé d’un T (tau) et d’un P (rho) qui
symbolise la croix christique. Il apparaît lui aussi comme symbole de
Jésus Christ autour du IVe siècle.
Lampe à huile, Musée de la verrerie, Nahsholim, Israël.
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Staurogrammes et Chrismes s’imposent non seulement dans l’iconographie
militaire et impériale, mais aussi en numismatique, et art religieux et
funéraire après Constantin et convergent vers la symbolique du Christ,
que ce soit dans l’Empire romain d’Orient ou d’Occident. La différence
entre les deux est que d’un côté le staurogramme symbolise le Christ
sauveur (rho signifie aide en grec) et de l’autre le chrisme symbolise
le Christ Roi.
Le Monogramme marial de la nef Nord
La porte de la nef Nord (photographie de l’auteur).
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Celui-ci est plus simple et plus rapide à expliciter.
Il s’agit des lettres M et A qui signifie AVE MARIA
Il s'agit du monogramme de la Sainte Vierge qui confirme que la nef
Nord est bien dédiée comme sur la façade de l’autel, à la Sainte Vierge.
Le culte marial se développe très tôt et surtout en Europe où est
présent un culte de Rosmerta, qui se tient aux côtés de Teutates,
l’équivalent de Jupiter.
Il s'agit au départ d’un culte celte d’une déesse de la maternité et de
la fertilité. Il est peu à peu recouvert par un culte marial qui est
une évolution du culte de Marie-Madeleine, développé par la légende de
sa venue en France Aux Saintes-Maries-de-la-Mer puis à la Sainte Baume
et son tombeau présumé devient le troisième tombeau de la chrétienté.
L'essor des dédicaces mariales pour les églises a lieu vers le VIIe
siècle, aprés la domination des saints évangélisateurs historique de la
Gaule (Saint-Martin, Saint-Hilaire, Saint-Maurice et Saint-Denis). Ce
mouvement semble découler de l’influence de la dynastie carolingienne
qui remplace la dynastie mérovingienne plus encline à perpétuer et
incarner l’influence encore très présente de la culture romaine en
Gaule.
En 1634, la France est officiellement consacrée à la Sainte Vierge par Louis XIII.
Le double monogramme de la porte des Seigneurs.
Gros plan de la pierre linteau au-dessus de la porte “des seigneurs” ou “des châtelains” (photographie de l’auteur).
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Entre les quatre chiffres de la date d’achèvement de cette porte
pratiquée dans le mur Sud de l’ancienne nef, figurent deux monogrammes
bien distincts :
16 . TH . AM . 99
AM est facile à déterminer il s’agit de la réplique du monogramme marial figurant sur la porte de la nef Nord.
TH est un autre christogramme. Il signifie THEOU HUIOS et signifie
“fils de Dieu”. Il s’agit donc du Christ et c’est bien la réplique du
chrisme de la nef Sud.
Il faut ici encore signaler qu’historiquement, les empereurs romains
étaient dénommés également des fils divins, Filius Divus ( et non
Filius Dei fils de Dieu).
Nous sommes donc en présence de deux nefs, clairement dédiées non
respectivement à Marie et St Martin, mais à Marie et au
Christ-Roi ( le Christ qui règne sur le monde).
Cette ambiguïté pose question.
- Quelle est l’origine de la dédicace au Christ-Roi si la nef est dédiée initialement à St Martin?
Ou vice-versa
- Quelle est l’origine de la dédicace à Saint-Martin, si la nef est dédiée initialement au Christ-Roi?
Nous ne disposons pas aujourd’hui d’éléments suffisants pour
interpréter cette dédicace au Christ-Roi. Le culte martinien est quant
à lui beaucoup plus cernable.
Le mouvement du Christ-Roi tel qu’il est connu aujourd’hui est récent,
il ne date que du début du XXe siècle. Or, la dédicace au Christ-Roi
pour cette nef est antérieure puisqu’un second christogramme, celui de
la porte des châtelains le reprend et est daté de 1699. Même en
supposant que le chrisme de la porte soit une addition récente, le
christogramme de la porte des châtelains indique bien cette dédicace de
la nef Sud au Christ. Il faut donc aller chercher les origines plus en
amont.
Une hypothèse est la confusion - probablement entretenue par le pouvoir
à l’époque - entre le culte du Christ et le culte impérial. L’hypothèse
est la fusion du culte christique avec un vestige gallo-romain
indiquant la présence d’un culte impérial, l’empereur étant lui aussi
un filius divus. Dans ce cas, la dédicace au Christ-Roi est plutôt
l'héritage d'un culte à l’empereur romain.
Peu à peu, à partir du IVe siècle, l’image du Christ évolue vers celle
d’un monarque doté des attributs régaliens. À ce titre, la
représentation christique reprend les symboles de l’iconographie
impériale.
Dans le Pays de Caux, le nombre d’églises dédiées à Saint-Martin est
très important. Il s’agit presque de la plupart d’entre elles notamment
dans le voisinage de cette commune. On peut donc penser que le culte de
St Martin cauchois est antérieur à celui du Christ-Roi, si ce dernier
est un culte au Christ-Roi stricto sensu.
Il faut ajouter que le culte de Saint-Martin, qui est un mouvement
d’une ampleur exceptionnelle avérée par les témoignages des chroniques
contemporaines de ce phénomène, est peut-être venu se surimposer avec
l’appui des premiers ecclésiastiques venus convertir la Gaule, au culte
de Mars - Smertos, le dieu de la guerre et des gardes-frontière
particulièrement sur les lieux où des garnisons militaires gardaient
les côtes et les frontières de l‘Empire romain. Saint-Martin est au
départ un officier romain, issu d’une famille de militaires, d’où son
nom de famille “Martinus”.
Une autre hypothèse est la reformulation du rite liturgique dit
tridentin suite au Concile de Trente à la fin du XVIe siècle
(1542-1543) qui pose les bases de la pensée d’un Christ dirigeant
un royaume terrestre comme un retour à une source biblique proche de la
Réforme.
Il existe un dernier mouvement de dédicace à la Sainte Vierge vers le
XVIIe siècle, notamment suite à la consécration de la France à la
Sainte Vierge par Louis XIII, en remerciement de la venue d’un héritier
longtemps attendu. Dans ce cas, la dédicace au culte marial aurait
entrainé par volonté de symétrie la dédicace de l’autre nef au Christ.
Une autre question posée par ces monogrammes est leur relation aux propriétaires du droit de patronage de l’église.
La porte des Seigneurs nous donne un indice : elle revendique
clairement la propriété des deux dédicaces en 1699 qui est visiblement
contemporaine de l’érection du château actuel par les Jubert de
Bouville.
Cette porte n’a d’autre fonction que de permettre un accès direct
depuis le château lui aussi bâti en 1699 comme en témoignent les armes
sur le blason de son frontispice.
La porte des Seigneurs est donc percée par les propriétaires du double
patronage alors que chaque porte a son propre patronage. Les travaux
datent de 1699-1700 et sont mentionnés dans les comptes de la fabrique,
conservés aux archives départementales et numérisées par notre
association.
En cela, les monogrammes des portes des nefs rappellent fidèlement la
juxtaposition de deux seigneuries à Saint-Martin au moins jusqu’en
1655, année de leur fusion : celle de Saint-Martin et celle du “Petit
Saint-Martin. Saint-Martin appartenait aux Civille, puis Jubert de
Bouville, et le Petit Saint-Martin appartenait aux Arnois.
Les litres seigneuriaux des Civille figurant dans la nef de la Sainte
Vierge, on peut envisager que leur patronage s’y rapporte. On
consultera à ce sujet l’article de Denis Joulain, héraldiste normand
également sur le site de notre association. Les litres dans la nef du
Christ-Roi sont trop dégradées pour être déchiffrées, mais logiquement
elles doivent se rapporter à la famille Arnois ou à son prédécesseur.
Les deux familles se partagent les fiefs de la paroisse, qui était au
Moyen Age la propriété d’une seule famille, même si on trouve déjà des
indices d’une partition dès le XIIIe siècle.
Il faut noter que les comptes de la fabrique de Saint-Martin aux
Buneaux mentionnent à plusieurs reprises la présence de deux chapelles,
celle de Sainte Austreberthe et celle de la Sainte Vierge. Il n’est pas
impossible que ces chapelles aient été simplement les chapelles
latérales d’un transept antérieur ayant été démonté et réaménagé en
nef. Cependant, la fabrique acquitte des sommes - modiques, mais
régulières - pour la réédification d’une chapelle de la Sainte Vierge
sur la paroisse d’Auberville. Or, on sait grâce aux actes de
tabellionnage qu’une partie du territoire de la paroisse de
Saint-Martin - l’actuelle Ferme de la Champagne qui est au départ un
manoir seigneurial parce qu’il s’y trouve un pigeonnier hexagonal,
pourvu d’un droit de 12 pigeons - est transférée avant 1603 à celle
d’Auberville la Manuel. De plus, les descendants de Jean de la
Champagne versent à la Fabrique une rente pour faire dire des messes
dans cette chapelle à la mémoire de leur ancêtre qui y est inhumé.
On ajoutera enfin qu’il existe un monogramme marial AM sur un linteau d’un bâtiment de la Ferme de la Champagne.
Arche de porte à la Ferme de la Campagne avec le monogramme AM - Ave Maria - Photo Anne Andrews
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L’imbrication très complexe des titres, des fiefs, des droits fonciers
et fiscaux des paroisses et des familles nobles fera l’objet d’un
prochain article.
Sébastien Périaux
Sources :
- Comptes de la Fabrique de St Martin aux Buneaux, Archives départementales de Seine Maritime.
- Le culte de Saint-Martin à l‘époque franque, Eugène Ewig, 1961, in Revue d’Histoire de l’Église de France.
- Maiestas Domini: une image de l'Église en Occident, Ve-IXe siècle, Anne-Orange Poilpré, in Édition du Cerf.
- Wikipedia : articles Chrisme / Labarum / Saint Martin de Tours / Christianisation de la Gaule / Constantin le Grand.
- Grand livre des saints, culte et iconographie, Jacques Baudouin.