Association des amis de l'église et du patrimoine de
Saint-Martin-aux-Buneaux

 


LES VILLE ET LES TOT À SAINT-MARTIN-AUX-BUNEAUX

Sébastien Périaux

Octobre 2016

On le sait, la Normandie, et le pays de Caux notamment sont caractérisés par une toponymie scandinave fréquente, voire intense, dans certaines parties du territoire. Cette intensité correspond tout naturellement à la densité des différentes vagues de peuplement scandinave intervenues entre 800 et 1000 environ.

Les termes les plus connus et les plus usuels sont les noms de lieux finissant en -ville ou en -tot. Ce ne sont pas les seuls loin de là.  On se rapportera à l'abondante littérature des érudits et chercheurs sur ce sujet.

Notre propos est ici de bien analyser la différence entre un toponyme finissant en -ville et un toponyme finissant en -tot. On parlera de suffixe ville et suffixe tot.

Ces deux suffixes sont d’origines totalement différentes, voire opposées, on le verra en fin d’article.

Le suffixe ville provient du mot latin VILLA qui désigne un domaine, une propriété agricole.
Le suffixe tot provient du mot norrois TOFTA qui désigne un terrain, une parcelle, un lot.

Ville souligne avant tout l’activité qui a lieu sur ce lieu considéré.
Tot souligne avant tout la propriété foncière qui s’exprime sur ce lieu considéré.

La racine qui précède est le plus souvent un nom de personne ou un nom de fonction de personne, ou une personne morale.

Exemple :

Nom de personne :
  • MIQUETOT : MIKIL + TOT : la parcelle de MIKIL (Michel, car Miquetot est bien écrit Miquieltot en 1462).
  • ROBERTOT : ROBERT + TOT : la parcelle de ROBERT.
  • OUAINVILLE : OWEN + VILLE : le domaine de OWEN (Ouen).
  • VAUDREVILLE : VALDR + VILLE : le domaine de VALDR (Vautier ou Gautier).

Fonction de personne :
  • CRIQUEMANVILLE : KIRKMAN + VILLE : le domaine de l’homme d'église.
  • Collectif : CRIQUETOT : KIRK + TOT la parcelle de l’église.
  • BUTOT : BY / BYD + TOT : la parcelle du village ou la parcelle de la colonie.

Dans tous les cas, il n'y a peu ou pas d’autre radical qu’une personne morale ou physique qui sont à même d’être des propriétaires de ce domaine ou de cette parcelle. La toponymie en tot et en ville relève avant tout d'une toponymie foncière et cadastrale destinée à l'administration ducale et gérée par elle.

Ce n'est pas bien entendu le cas pour les autres types de toponymes, et en particulier les toponymes descriptifs, qui décrivent les détails géographiques afin d’identifier un lieu particulier,  exemple :
  • CROIXDALLE, KRAV-DALR, la vallée aux corbeaux.
  • YAUME : HJALMR, la corde.
  • CLAQUEDENT : KLAKK-DAN, le poulier de graviers.

En 911, Rollon et son premier cercle de nobles, les “jarl” (qui donne en anglais le mot earl) ou comtes en français, partagent le territoire reçu de Charles le Simple de façon très précise puisque Orderic Vital écrit que le tracé et l'allocation des terres se font au cordeau.

Le processus d’allocation du territoire est aujourd’hui méconnu et a fait l’objet de nombreuses tentatives d’explicitation, parfois fantaisistes, à cause de l’ignorance et de la langue scandinave, souvent confondue avec le germain et de la structure de la société scandinave autour de l’an mille.

Pour comprendre ce qui se passe, il faut partir du contexte et comprendre que depuis 860 environ, le littoral de la Neustrie, partie occidentale du royaume franc de l’Ouest, est dévastée par les raids et implantations vikings, ce qui provoque un exode massif des populations vers l’intérieur des terres. Cet exil est bien documenté par les témoignages écrits et les actes juridiques encadrant le déplacement des communautés religieuses, monastères et couvents vers d’autres abbayes, membres des ordres auxquels les moines et nonnes appartiennent.
On se rapportera aux articles du collectif Tabularia du CRAHAM, et notamment aux articles de J. Le Maho (Université de Caen).


 


Statue de Rollon, jardin de l’Hôtel de Ville de Rouen.


Rollon n’est pas au départ, et plusieurs actes juridiques l’attestent, duc de Normandie, ni duc de Rouen. Il ne règne pas sur un territoire, mais reçoit une mission de délégation de la part du roi des Francs, mission qui d’ailleurs est précisée : rétablir l'ordre gallo-romano-franc et chrétien sur ce territoire et empêcher d’autres implantations barbares.
Rollon est donc très exactement ce qu'est au sens latin un comes,  un préfet. D’ailleurs sous Rome, les deux titres comes et praefectus sont souvent interchangeables.
Sous les Francs mérovingiens et carolingiens, cette fonction ou charge comtale devient peu à peu une dignité et un titre héréditaires. Cependant les attributions professionnelles demeurent les mêmes : un comte administre une cité (civitas), regroupement de pays (pagi) au nom du pouvoir central.

Pour Rollon, la cité comtale est Rothomagus, la cité de Rouen, ou civitas, qui regroupe en 911, le Roumois, le pays de Caux, une partie du pays de Bray, et une partie du Vexin. La capitale gallo-romaine Juliobona (devenue Lillebonne), n'est plus qu'un souvenir. Rollon est donc, comte de Rouen, et ses propres comtes (les jarls) eux, deviennent des vicomtes.

Cependant, au fur et à mesure que les Vikings assoient leur pouvoir sur le territoire concédé, leur fonction se mue rapidement en dignité, titre et exercice réel, avec l’assentiment du pouvoir central des Francs. Rollon est rapidement un duc, qui règne sur la Normandie, et ses jarls sont des comtes qui administrent les divers comtés reçus, comtés qui reprennent les subdivisions gallo-romaines de façon très précise.

Au plan local, ce système d’allocation des terres suit le même modèle. Les terrains occupés sont laissés occupés, les terrains vacants ou friches sont alloués, sous le contrôle des comtes et du duc à des colons vikings, et les exploitations existantes - mais sans propriétaires gallo-romano-francs en fuite ou décimés - sont allouées à d’autres Vikings.

Pour ce faire, la noblesse normande s’appuie sur le seul cadre juridico-administratif qui existe, la structure et l’administration diocésaine de l'archevêché de Rouen, héritière comme tous les autres archevêchés de Gaule des structures administratives romaines.

C’est très précisément ce qui explique l’usage de VILLE ou de TOT :
  • Les domaines agricoles existants, actifs ou libres deviennent des toponymes en VILLE.
  • Les terrains en friche, libres, deviennent des toponymes en TOT.

Il est à noter que les toponymes qui reposent sur le mot scandinave de domaine agricole BONDEGÅRD (de BONDI, le paysan, le cultivateur et GÅRD, le domaine) sont rares. On les trouve essentiellement dans les Bondeville (Notre-Dame-de-, Sainte-Hélène-) et plusieurs La Bonde dans la Manche, autre lieu d'implantation intense.

A Saint-Martin-aux-Buneaux on relève plusieurs toponymes en VILLE :
  • Septimanville (hameau sur la partie orientale de la commune),
  • Ermonville (hameau sur le terrage de Vinchigny au 17e siècle),
  • Epreville (ferme ou ancien manoir sur la partie occidentale de la commune).

Et plusieurs toponymes en TOT :
  • Tournetot (hameau sur la partie méridionale de la commune),
  • Raffetot (lieu-dit à la lisière du territoire de la commune, où commence celui de Venesville).

 


Premier extrait d’une carte estimée 1650-1750 montrant Épreville, Septimanville et Tournetot.


A cause des innombrables échanges de parcelles foncières qui ont eu lieu entre 911 et 1789 entre propriétaires, il est très difficile de déterminer l’origine exacte des noms de lieux.

Épreville, écrit anciennement sprotivilla signifie le domaine agricole de Sproti ou Sprota. Il porte le nom d'une commune située non loin, dont famille ARNOIS portait le titre, et qui était également propriétaire à Saint-Martin-aux-Buneaux. Au 16e siècle, Épreville était le nom d'un fief situé à Saint-Martin selon Bigot, président du parlement de Normandie. Ce n’est pas le cas en 1503 lors du recensement très précis des fiefs et arrières fiefs du pays de Caux demandé par François 1er. Il faut donc supposer que le fief d’Épreville est apporté par l’implantation de la famille Arnois qui apparaît comme seigneurs de Saint-Martin-aux-Buneaux vers 1525-1530. Ce nom de fief en masque un autre qui figure parmi la liste des six fiefs nobles de 1503.

Septimanville écrit anciennement sedemanvilla (1040) signifie le domaine agricole de Sedeman. Sedeman peut être un nom franc, ou un nom viking. Il est parfois écrit Sideman.
La plupart des mentions de Septimanville dans les actes anciens se rapportent à des personnes ou des lieux en relation avec Saint-Martin-aux-Buneaux. Il est donc logique de supposer que le toponyme Septimanville se rapporte bien au hameau de Septimanville. Septimanville est d’ailleurs  bien un fief noble recensé par le registre des fiefs et arrières-fiefs du pays de Caux.
Sideman ou Siduman signifie l’homme du front, de la frontière peut être également une traduction littérale de Budenicus, le garde-frontière gallo-romain, Budenicus étant également attribut du dieu gallo-romain  Smertos/Mars. Ce bilinguisme norrois et gallo-romain est relativement curieux, mais fréquent sur le littoral du pays de Caux, il fera l’objet d’une étude spécifique. Il peut tout simplement provenir d’un équivalent germain ou plus précisément saxon, Sideman, l’implantation saxonne ayant été commune sur le littoral. Une étude expose d’ailleurs la difficulté qu’il y a de distinguer des toponymes scandinaves des toponymes saxons tant ils sont graphiquement proches.

Ermonville semble provenir de Ermenonville qui apparaît parfois sur des lignages anciens comme une version légèrement différente de Ermenouville. Ermonville ici est décrit très clairement comme un hameau sur le terrage de Vinchigny dans les comptes de la fabrique de l’église. Il comporte une rue, la rue d’Ermonville. Il semble là encore que ce toponyme ait été apporté par la famille Arnois, originaire de Ermenouville, et plus précisément du château d’Arnouville, qui en porte le nom (ARNOU-VILLE). Deux origines peuvent venir éclaircir ces origines confuses.
  • Racine ARN  du prénom viking ARN, qui signifie aigle.
  • Racine ÄRN du mot germanique qui signifie nourriture.

Dans le premier cas, ARNEMAN signifie l’homme de ARN, ou l’homme qui s’appelle ARN.
Dans le deuxième cas, ÄRNEMAN signifie l’homme nourricier, celui qui produit de la nourriture.

Il est à noter un lien avec ERNEVILLE, un hameau situé non loin de Saint-Martin-aux-Buneaux, sur la commune de OUAINVILLE, ainsi qu un nom de famille, LINTOT D’ERNEVILLE qui semble avoir le même blason que celui retrouvé récemment en façade de l'ancienne demeure seigneuriale et aujourd’hui mairie de la commune.
Or, des LINTOT sont bien seigneurs de Saint-Martin-aux-Buneaux. JEAN DE LINTOT est mentionné en 1450 comme seigneur de Saint-Martin pendant ou après l'occupation anglaise. Son fils CHARLES III DE LINTOT est en 1503 seigneur de Septimanville, tenu du roi, et il épouse une Jeanne d’Erneville.

Il n’est pas impossible que Ermonville soit l’autre nom du fief d’Épreville puisque les deux se rapportent aux Arnois.

Tournetot, anciennement écrit Tornetot (1244) provient soit de Thornsten Tofta, la parcelle de Thorsten - Toustain en normand -  ou la parcelle de thorn,  l´épine.

L’hypothèse souvent rencontrée de Thurold Villa est très improbable, car le cas Thurold Villa est attesté en Therouldeville. On ne voit pas comment un toponyme situé à 10 km aurait évolué d'une façon si différente. De plus le hameau de Tournetot est sous l'influence fiscale et ecclésiastique de Auberville, siège des Toustain (branche de Bleville). On peut également envisager le prénom féminin Thorunn, mais la propriété foncière des femmes est un sujet très évanescent qui  n’a pas été étudié. Des femmes peuvent être propriétaires sous l'assentiment de leur mari. Cela dit, les actes anciens disponibles ne montrent pas de trace d’un hypothétique Torunetot.

L’autre hypothèse plausible est celle de Thorn Tofta, de domaine de l’Épine. Deux indices pèsent en faveur de cette hypothèse :
Il y a bien un Épineville sur la commune limitrophe (Spinivilla) de Vinnemerville et les de l’Espinay  (branche de Saint Luc) sont liés à l'histoire de Saint-Martin-aux-Buneaux. Là encore, il faut supposer un bilinguisme qui utilise indifféremment la version norroise, Tournetot, ou la version latine Spini-acum. Il faut noter que dans ce cas, le Spiniacum/L’Espinay serait bien antérieur à l’implantation viking puisque le toponyme reprend un suffixe gaulois iacon équivalent de villa. Et dans ce cas là, le mot Spina (l‘épine) est un nom de personne et non un nom de chose.

L’usage de Thorn l’épine est fréquent.
  • Tournegate (la rue de l’Épine) à Elbeuf-sur-Andelle,
  • Tournebosc ( le bois de l’épine).

Mentions topographiques :
— Apud Tornetot, 1244 (Arch. S.-M. 19 H — Cart. f. 71).
— Tournetot à Vinnemerville par. lim., 9-4-1464 (Arch. S.-M. tab. Rouen).
— Tournetot à Saint-Martin-aux-Buneaux.
— 1/8 fief relevant de la chât. de Néville, 25-4-1551 (s. réf.).


Second extrait d’une carte estimée entre 1650 et 1750 montrant Tournetot, Venesville, Vaudreville, Vinnemerville et Epineville.

Raffetot provient probablement de Radulf-Tofta, la parcelle de Radulf (Raoul en français, Ralph en anglais) pour la simple raison que le lieu-dit est juste entre Saint-Martin et Venesville, propriété au Moyen Âge des de Raffetot de Canouville, Canouville étant une commune limitrophe de Venesville. Une femme, Mauldie, épouse d’un Radulf, lègue en 1244 à l’abbaye de Valmont la moitié de ses champs situés à Tornetot et Vyceny (Vinchigny), mais on peut objecter que les Radulf (ou “Raoul) sont légion à cette période du Moyen Age. En revanche un fragment du terrier de Canouville disponible aux archives départementales montre bien l’extension des terres des seigneurs de Canouville sur les terres de Venesville.
Enfin les très nombreuses mentions Raphetot dans la topographie pèsent définitivement en faveur de Radulf :

Ecc. de Raphetot, 1164, 1177 (Glanville II, 323-324).
In ecc. sancte Marie de Raphetot, 1177 (Glanville II, 325).
Ecc. de Raphetot cum omnibus pertinentiis suis et decimis totius parrochie, 1180-1182 (Rec. Henri II, II, 206).
Ecc. de Rafetot, 1184 (Glanville, 384).
Unum feodum de comitatu de Clara apud Herdoic et apud Bosevillam et apud Bolevillam et apud Rafetot et apud Bolebec, vers 1210 (H. Fr. XXIII, 642).
Rafetot, vers 1240 (H. Fr. XXIII, 225).
Presb. de Rafetot, 1228 (Arch. S.-Mme. 18 H).
Raphetot, 1254 (Arch. S.-Mme. 18 H).
Symon de Rafetot, 1269 (Arch. S.-Mme. 18 H).
In par. de Rafetot, 1271 (Arch. S.-Mme. 18 H).
Par. de Raffetot, 1280 (Arch. S.-Mme. 25 H).
Rafetot, 1319 (Arch. S.-Mme. G 3267).
Raffetot, 1337 (Longnon, 27).
Raffetot, 1431 (Longnon, 85).
Raffetot, Un fief ou portion de fief assis à Raffetot et Yébleron, tenu de la bar. de Hallebosc, 1495 (Deville-Tancarville, 369).
En la par. de Raffetot, 1/2 fief de h. nommé le fief de Raffetot tenu de la châtel. de Lillebonne, 1503 (Beaucousin, 197 — vic. de Caudebec, serg. de Bolbec).
— Id., 1532 (La Roque IV, 1693).
Sgrie à J. de Canouville, 1551 (Arch. S.-Mme. C 2798).
Sgrie à J. de Canouville, 18-11-1554 (Arch. S.-Mme. tab. Rouen)



En conclusion, au contraire des Septimanville Épreville/Ermonville, centrés autour d’un fief noble, d’une famille noble et des vestiges d’une demeure noble (se rapporter à l'article sur les fiefs et maisons nobles de Saint-Martin-aux-Buneaux, Tournetot et Raffetot sont soit des extensions de propriété foncière de propriétaires voisins (Canouville, Auberville) sur le territoire de Saint-Martin, soit carrément des aires non bâties.

Cette opposition confirme bien la différence nette qui existe entre VILLA et TOFTA. L’usage des administrateurs ecclésiastiques sur lesquels les conquérants et colonisateurs vikings se sont appuyés n’est donc pas anodin. Il souligne au contraire la volonté de bien préciser le mode de présence foncière, et la relation entre la terre et son propriétaire.

On trouvera ci-dessous en illustration de cet article un extrait du cartulaire de Valmont (archives départementales de Seine-Maritime) qui est une donation en 1244 par Mauldis (Maude) Campion dit La Campionesse de quelques acres de terre à l’abbaye de Valmont dont Saint-Martin-aux-Buneaux relevait.

En encadré bleu, deux toponymes romans, vyceny (Vinchigny) et Sancti Martini ad burneals (Saint-Martin-aux-Buneaux), en encadré rouge deux toponymes normands tornetot (Tournetot) et sedemanvilla (Septimanville).

Il est clair qu'il y a des mentions plus anciennes ailleurs pour notre village de Saint-Martin-aux-Buneaux et des mentions de Septimanville plus anciennes mais elles ne sont pas accessibles au public.







Sébastien PERIAUX

Source

     - Jean Renaud
  • Vikings. Des premiers raids à la création du duché de Normandie, Ouest-France, Rennes, 2016.
  • La Normandie des Vikings, éditions OREP, 2006.
  • Vikings et noms de lieux de Normandie. Dictionnaire des toponymes d'origine scandinave en Normandie, éditions OREP, 2009.

    - Archives départementales de Seine-Maritime, manuscrits, cartulaires.

    - Dictionnaire topographique de la France, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques - Collection de documents inédits sur l'Histoire de France.